Le 28 avril 2023, le cabinet Mascaret publiait en partenariat avec l’institut de sondage Odoxa son baromètre politique mensuel pour le mois d’avril. Ce baromètre présente la particularité d’être composé de deux types de sources de données. D’une part, une enquête d’opinion, on ne peut plus traditionnelle (échantillon de 1 000 répondants, méthode des quotas socio-démographiques) réalisée par Odoxa. Et d’autre part, une analyse des publications sur les réseaux sociaux (et d’autres sources en ligne) réalisée par Mascaret à l’aide de l’outil de social listening Talkwaker.
La période étudiée s’inscrivait dans une séquence particulière : le Conseil Constitutionnel validait la réforme des retraites adoptée via l’article 49 alinéa 3 de la Constitution, sans vote du Parlement. Depuis quelques semaines, les manifestations contre cette réforme prenaient une nouvelle tournure, avec un essoufflement du nombre de participants qui laissait la part belle à des éléments plus radicaux. Avec pour corollaire, une réponse policière plus musclée qui fera notamment la notoriété, à partir de la mi-mars 2023, d’un service de police alors peu connu du grand public : la Brav-M. Service de police qui sera au centre d’une polémique quant à ses méthodes de maintien de l’ordre qu’illustre une pétition déposée à l’Assemblée Nationale (forte de 263 887 signataires) demandant sa dissolution.
Dans la présentation de son baromètre sur son site Internet (1), Mascaret précise : « Une fois par mois, Mascaret (anciennement Dentsu Consulting) et son partenaire ODOXA vous proposent un Baromètre politique pour prendre la température de l’#opinion publique. Ce mois-ci, Emmanuel Macron et les membres du gouvernement subissent une avalanche d’opinions négatives sur la toile : Le record va au ministre de l’Intérieur avec un pic de 90 % d’opinions négatives ! Nous observons également une forte radicalisation des discours en ligne, à l’encontre du gouvernement, mais également des forces de l’ordre. »
Le chiffre de 90 % d’opinions négatives à l’encontre du Ministre de l’Intérieur (même s’il s’agit d’un pic) peut surprendre, y compris en tenant compte de la séquence décrite ci-dessus. En effet, les valeurs d’adhésion ou de rejet (comme les cotes de popularité ou d’impopularité) ne sont pas des modèles linéaires et plus on s’approche des valeurs extrêmes, plus celles-ci sont difficiles à obtenir (sauf dans les pays totalitaires où les règles statistiques ne s’appliquent pas de la même manière). Ainsi, qu’il s’agisse d’adhésion ou de rejet, il est beaucoup plus difficile de passer de 80 à 90 % que de 50 à 60 %. Plus l’on s’approche du bord de l’échelle, plus l’effort à fournir est considérable. Et il aurait fallu un fait avéré beaucoup plus grave que la polémique sur les méthodes de maintien de l’ordre utilisées, pour que le Ministre de l’Intérieur atteigne un tel score d’impopularité dans l’opinion publique.
À la lecture détaillée du baromètre, on découvre que ce pic de 90 % provient du volet social listening de l’étude, tel que mesuré autour du 21 mars (si l’on en croit les abscisses du graphique) par l’outil Talkwaker qu’utilise Mascaret (2). Ce qui correspond, à un ou deux jours près, à la vague du terrain (22/23 mars) du sondage qu’Odoxa a réalisé pour le baromètre du mois précédent (mars 2023) et qui indique que Gérald Darmanin fait l’objet d’un rejet de la part de 45 % de l’opinion (3).
Ces observations permettent de se rendre compte (à quelques jours près), que selon la méthode utilisée (social listening ou enquête d’opinion classique), le résultat peut varier du simple (45 %) au double (90 %) ! Étant entendu que ce n’est pas exactement la même chose qui est mesurée (tonalité négatives de publications en ligne contre enquête d’opinion). Mais les glissements sémantiques à l’oeuvre peuvent faire passer les deux mesures pour la même chose : le pouls de l’opinion. Ce qu’en l’espèce, seule l’enquête d’Odoxa, permet réellement de mesurer.
Un problème de représentativité
On touche là une première limite du social listening : la représentativité. Les opinions qui émergent sur les réseaux sociaux ne sont pas forcément celles de l’ensemble des Français. Et pour cause : tous les Français ne sont pas sur les réseaux sociaux, et ceux qui y sont n’y sont pas forcément actifs. Même parmi ceux qui y sont actifs, tous n’expriment pas forcément d’opinions sur des enjeux politiques, de société, ou d’économie. L’écoute des réseaux sociaux produit le même biais informatif que celui des hommes politiques qui sondent leur base militante sur telle ou telle idée. Les opinions des militants ne sont pas forcément représentatives de celles des sympathisants, et encore moins de l’ensemble de l’opinion.
S’ajoute un autre problème : la volumétrie des messages. Une personne impliquée politiquement ou émotionnellement sur un sujet aura tendance à publier nettement plus qu’une personne plus ou moins passive, ce qui viendra augmenter, par le nombre de messages postés, le poids de son opinion. À ce titre, les opinions recueillies sur les réseaux sociaux sont au mieux un observatoire de ce que l’on pourrait qualifier de « soft agit-prop digital ».
Pourtant, la prudence qu’exige l’utilisation de données issues des réseaux sociaux dans la compréhension de l’opinion publique est rarement de mise. On observe que de plus en plus d’organisations (entreprises, institutions, organismes publics) utilisent des données issues du social listening dans leurs prises de décisions stratégiques en matière de communication ou pour rendre des arbitrages. Ce qui est problématique (sauf lorsque le secteur d’activité est exposé à l’activisme militant), pour ne pas dire préoccupant.
Un problème d’insincérité
Comme nous avons pu le voir dans un précédent article publié sur notre blog à l’aide des travaux de l’universitaire américain Damon Centola, consacré aux contagions complexes sur les réseaux sociaux (4), lorsque les individus s’expriment sur de tels réseaux, ils se conforment aux conventions et aux normes sociales de leur groupe, et vont privilégier des contenus qui les mettent en valeur selon les critères du groupe. On n’affirme que ce qui est acceptable pour le groupe et, tant qu’à faire, que ce qui peut nous valoriser. Les opinions exprimées peuvent donc souffrir d’un biais d’insincérité, car on ne peut prendre le risque d’une punition sociale.
Ce problème, bien qu’il existe (5), se pose nettement moins dans un sondage traditionnel. Puisqu’il n’y a que le regard de l’enquêteur (supposément neutre) auquel on est confronté. Pas des centaines ou des milliers de personnes auprès de qui on tente de soigner et façonner une image (les parents de lycéens comprennent généralement bien ce sujet).
On peut donc tout à fait affirmer ou soutenir une opinion publiquement sur les réseaux sociaux et agir différemment lorsque l’on est dans un isoloir (pour ceux qui s’y rendent encore) ou sur son smartphone lorsqu’il s’agit d’acheter un produit ou de souscrire à un service.
Un problème d’instantanéité
Il arrive qu’un fait divers mobilise sur les réseaux sociaux des couches de l’opinion qui d’ordinaire ne réagissent pas à l’actualité. Lorsque cela se produit, on assiste à une montée d’émotion, voire d’indignation, qui peut effectivement déborder les cercles habituels qui réagissent à la moindre actualité sociale, politique ou économique. Mais l’engagement est de courte durée. Aussitôt la séquence terminée, c’est-à-dire très rapidement, tout le monde passe à autre chose. Et il est impossible de prédire la trace d’engagement résiduel qu’il en restera à l’avenir. D’autant plus si un autre fait divers sur une thématique distincte émerge par la suite. On peut donc être en présence d’une forme de biais circonstanciel.
De ce point de vue, le graphique Talkwaker publié par Mascaret (2) est éclairant : on assiste à une volatilité très forte « des sentiments », même sur de courtes périodes. Ce qui, selon que l’on regarde une journée ou une autre, nous donne une appréciation très différente de la situation. En conservant l’exemple du Ministre de l’Intérieur on observe une variation des sentiments négatifs passant de moins de 50 % vers le 15 mars pour atteindre les 90 %, une semaine plus tard…
Bad buzz, crise : distinguer le bruit du signal
Le social listening est également recommandé en matière de veille pour détecter en amont de probables crises. Dans cet usage, l’écoute des réseaux sociaux est sensée permettre de détecter un début de polémique ou de rumeur qui pourrait affecter, s’il prenait de l’ampleur, l’image et la réputation d’une organisation. Une approche incontestablement pertinente car c’est effectivement par ces canaux qu’arrivent généralement les ennuis…
Mais cette surveillance a néanmoins quelques limites. Parmi les fameux « signaux faibles », encore faut-il pouvoir distinguer le bruit, du signal, ce qui n’est pas du tout évident. Avec un problème spécifique au big data : plus on brasse de données, plus la taille de la botte de foin dans laquelle on cherche une aiguille est importante.
Enfin, si le social listening peut nous rendre témoin en temps réel de l’émergence d’une polémique, il n’a pas d’effet sur sa rapidité de propagation. Et si l’on détecte le signal, il sera peut-être déjà trop tard pour circonscrire quoi que ce soit. Il ne faut pas confondre l’alarme incendie qui informe d’un départ de feu avec l’extincteur qui permet éventuellement de l’éteindre.
En synthèse, le social listening est une pratique qui n’est pas dénuée d’intérêt, mais dont les promesses sont quelque peu surévaluées. Les nombreuses offres et outils disponibles sur le marché permettront dans certains cas de détecter l’émergence d’un problème qui pourrait éventuellement se transformer en crise (sans garantie de pouvoir la circonscrire). Mais pour le reste, les informations que l’on peut en retirer, même si elles sont intéressantes, souffrent de nombreux biais (représentativité, insincérité, instantanéité) qui affectent leur fiabilité. Et il conviendra d’être extrêmement prudent lorsque l’on prendra des décisions basées sur des données issues du social listening.
Sources :
(1) https://mascaret.eu/barometre-politique-odoxa-mascaret-impopularite-et-radicalisation/
(2) https://www.odoxa.fr/sondage/11469-2/ (Slide n°30)
(3) https://www.odoxa.fr/sondage/la-reforme-des-retraites-coule-la-popularite-du-president-et-de-tous-ses-supporters/ (Slide n°22 : palmarès du rejet)
(4) https://isocrate.eu/mecaniques-dopinion-le-principe-des-contagions-complexes-appliquees-aux-reseaux-sociaux/
(5) Dans les années 90 et au début des années 2000, les instituts de sondage étaient confrontés à des projections électorales erronées en ce qui concerne le vote Front National. En cause, la gêne ou la honte que ressentaient les sympathisants à exprimer leur opinion profonde devant un enquêteur. Ce qui a conduit lesdits instituts à élaborer des méthodes de redressements spécifiques au vote FN pour affiner leurs prévisions.