On l’a vu dans le précédent article publié sur notre blog Stratégies d’influence : introduction au principe des contagions complexes, les contagions complexes se distinguent des contagions simples, qui fonctionnent de la même manière que la diffusion des virus.
Jusqu’à très récemment, une grande partie de la sagesse conventionnelle sur la diffusion de nouvelles idées, comportements et innovations, provenait de la science des réseaux, et particulièrement de la théorie influente des liens faibles de Mark Granovetter. En 1973, l’ American Journal of Sociology a publié un article, très repris, intitulé (traduction en français) » La force des liens faibles » (1), signé par Mark Granovetter, alors professeur adjoint à l’Université Johns Hopkins. Sur la base des recherches que Mark Granovetter avait effectuées dans le cadre de son doctorat à l’université d’Harvard, l’article a introduit l’idée que les personnes avec qui l’on partage peu de relations (les liens faibles) sont plus propices à la diffusion des idées que les personnes avec qui l’on partage de nombreuses connexions (les liens forts). En effet, les liens faibles accélèrent la diffusion en étendant la portée des informations à davantage de personnes que l’on ne connaît pas, tandis que les liens forts produisent une sorte de chambre d’écho dans laquelle tout ce que l’on diffuse se répercute sur des personnes que l’on connaît déjà, ce qui ralentit la propagation.
Mais cette hypothèse est aujourd’hui infirmée par les travaux de Damon Centola professeur agrégé à la Annenberg School for Communication et à la School of Engineering and Applied Sciences de l’Université de Pennsylvanie. Damon Centola est arrivé à la conclusion que la théorie des liens faibles de Mark Granovetter n’était pas aussi universellement applicable qu’on le pensait initialement. En effet pour Damon Centola et ses collègues, la théorie des liens faibles fonctionne sur un registre épidémiologique inspiré par la diffusion des virus et des maladies mais qui n’est pas applicable aux changements de comportements ou à l’adoption de nouvelles idées.
Les liens forts peuvent être de meilleurs vecteurs de diffusion que les liens faibles dans certaines situations. Tout dépend du type de diffusion (ou de contagion) que l’on souhaite encourager : simple propagation d’une information ou modification des comportements (ce qui présuppose un changement de perception et d’opinion).
Dans son ouvrage le plus récent, Creating Change : How To Make Big Things Happen (2) publié en janvier 2021, Damon Centola explique que lorsque nous observons qu’une partie de la population adopte un comportement, il est illusoire de raisonner au niveau individuel – c’est selon lui l’une des faiblesses fondamentales du « Nudge » – alors qu’il faut raisonner collectivement. L’analyse des comportements individuels des membres d’un groupe ne permet pas de prédire l’attitude du groupe. Une idée développée dans un autre registre par Nassim Nicholas Taleb à la page 127 de son livre, Jouer sa peau (3) : « Les expériences psychologiques sur des individus atteints de biais ne nous permettent pas de comprendre automatiquement les agrégats ou les comportements collectifs, et ne nous éclairent pas non plus sur les comportements de groupes ».
L’idée centrale de Damon Centola – qui travaille sur le sujet depuis des années et dont il affirme que l’on dispose, sur les deux dernières décennies, de quantité de données – est qu’en matière de changement d’opinions et de comportements, les liens faibles théorisés par Granovetter ne fonctionnent pas. Or, c’est selon Damon Centola, le chemin emprunté à tort, encore aujourd’hui, par beaucoup de praticiens.
L’erreur originelle pourrait venir du concept des vidéos virales qui ne nécessitent pas d’engagement personnel – qui peuvent donc se propager à la manière d’un virus -, qui aurait été généralisé au fonctionnement des plateformes numériques et réseaux sociaux. Les rumeurs suivraient la même mécanique car il s’agit d’informations à prendre telles quelles et qui ne nécessitent pas d’implications individuelles.
Pour illustrer son propos, qu’il reconnaît comme contre-intuitif, Damon Centola s’en prend au mythe des influenceurs. A propos de ces derniers, l’universitaire américain démontre qu’en matière de changement de comportement, ceux-ci ne vont adopter une attitude que si celle-ci est déjà populaire car ils ne peuvent prendre le risque de dégrader leur réputation (et donc leur audience) en adoptant une attitude ou des idées qui les feraient passer pour des excentriques auprès de leur communauté. Ils sont donc soumis aux normes sociales de leurs communautés desquelles il ne peuvent dévier. Pour Damon Centola, le seul registre qui fonctionnerait avec les influenceurs serait celui de la convoitise.
Multipliant les exemples, de l’adoption de Twitter à la généralisation des panneaux solaires en passant l’émergence du mouvement Black Live Matters (4) , Damon Centola démontre que les mouvements (nouvelles idées, adoption de nouveaux comportements ou de nouvelles technologies) naissent en périphérie des réseaux sociaux parmi des membres qui ne sont pas hyperconnectés mais qui font partie de petites communautés basées sur des liens forts qui alimentent le renforcement. Et qu’ensuite le mouvement se propage au reste du réseau jusqu’à en atteindre le cœur. D’après ses travaux, le point de bascule de l’opinion se situe à 25 % (5) : dès lors il suffirait que 25 % de la population adopte une idée ou un comportement pour que la majorité de l’opinion l’adopte à son tour.
Cette démonstration prend tout son sens à l’aide de visuels et d’illustrations que l’on peut retrouver dans une conférence en ligne qu’a donné l’auteur en mai 2022 (6) et qui est disponible sur Youtube : https://www.youtube.com/watch?v=MEFfsBPRmWE
Depuis la publication du livre Creating Change : How To Make Big Things Happen, en janvier 2021, de nouveaux travaux sur le mécanisme des contagions complexes ont donné lieu à des publications dans des revues scientifiques, qu’il s’agisse des mécanismes d’influence et de renforcement des pairs dans les processus de contagion sociale (7) ou la détermination mathématique du seuil, en pourcentage de la population, pour qu’une théorie minoritaire s’impose, ce que Damon Centola appelle le « tipping point » et qui pourrait dans certains circonstances s’établir à un niveau plus bas que les 25 % déterminés par Centola (8).
En conclusion, les contagions complexes sont, à ce jour, l’hypothèse la plus robuste de compréhension des modifications d’opinions, changements de comportements et adoptions d’attitudes nouvelles sur les réseaux sociaux. Leur compréhension est indispensable à la pratique des stratégies d’influence sur les réseaux sociaux.
(1) Mark S. Granovetter, The Strength of Weak Ties (mai 1973), Chicago University : https://www.journals.uchicago.edu/doi/10.1086/225469
(2) Damon Centola, Creating Change : How To Make Big Things Happen (Little Brown Spark, janvier 2021), 352 pages
(3) Nassim Nicholas Taleb, Jouer sa peau (Les Belles lettres 2017), page 127
(4) (5) Yes magazine, 3 novembre 2020 : https://www.yesmagazine.org/issue/what-the-rest-of-the-world-knows/2020/11/03/how-social-change-happens
(6) Ibid Damon Centola – Stretch Conference 2021 : https://www.youtube.com/watch?v=MEFfsBPRmWE
(7) Nature, 1er juin 2022 : Full reconstruction of simplicial compexes from binary contagion and ising. https://www.nature.com/articles/s41467-022-30706-9
(8) Nature, 17 mars 2022 : Transition from simple to complex contagion in collective decision-making. https://www.nature.com/articles/s41467-022-28958-6